Christian Paul propose une loi 2.0 sur la neutralité du Net
L’été a été riche en actualité autour du thème de la Neutralité du Net. Tout d’abord, il y a eu la fin de la consultation publique « sur la neutralité de l’Internet et des réseaux » qu’avait initiée l’ARCEP au mois de Mai et qui faisait suite à un colloque international sur la neutralité des réseaux où de nombreux acteurs ont eu l’occasion de s’exprimer.
Ce débat a été particulièrement intéressant et nous vous invitons à consulter les nombreuses vidéos et documents publiés par l’ARCEP à cette occasion.
Début août, le rapport du gouvernement sur la neutralité des réseaux a été remis à l’Assemblée nationale. Le document n’a pas été rendu public, mais des fuites ont permis d’en découvrir le contenu.
Ce rapport a été une grosse déception pour tous les défenseurs de la Neutralité du Net. En effet, le document est truffé d’approximation et d’erreurs et passe largement à côté des enjeux de fond du débat. Ce qui est particulièrement dommage c’est que l’on n’arrive pas à retrouver dans ce rapport la qualité du travail qui avait été initié lors des débats organisés par l’ARCEP au cours des mois précédents.
Les réactions ne se font pas attendre pour fustiger le contenu de ce rapport (ici, là, ou là, et plus encore …) et c’est Benjamin Bayart qui résume le mieux la situation (de notre point de vue) :
Dans ce rapport, ce qui saute aux yeux, c’est l’incompétence…
À la lecture de ce rapport, on a vraiment le sentiment que sa rédaction a été réalisée sous forte influence. Seuls les points de vue de quelques acteurs, les plus riches, les plus puissants ou les plus intéressés, ont été retenus . En effet, le rapport fait la part belle aux lobbys qui prônent les techniques d’inspection de contenu et de filtrage en coeur de réseau afin de prioriser, filtrer, ou limiter la circulation de contenus sur Internet. Le rapport occulte complètement (ou presque) les arguments des défenseurs de la neutralité du Net qui prônent un contrôle en périphérie du réseau pour garantir le bon fonctionnement de ce dernier, mais surtout la libre circulation des contenus quelqu’ils soient. C’est pourtant cette condition qui est à même de garantir la liberté d’expression, d’entreprise et d’innovation sur Internet.
Le 6 Août, Laure de la Raudière, députée d’Eure-et-Loir, annonce sur Twitter que le groupe UMP allait travailler sur la neutralité du Net à la rentrée avec des auditions en septembre/octobre et une proposition de loi en novembre. Laure de la Raudière a plutôt l’habitude de défendre des positions pro neutralité du Net et nous espérons que le travail qu’elle propose n’aura pas comme fondation le rapport du secrétariat d’État à l’économie numérique…
Puis, 10 jours plus tard, c’est le Deputé de la Nièvre Christian Paul qui publie sur son blog une proposition de loi pour définir et encadrer la neutralité du Net. Cette initiative est à saluer doublement. Tout d’abord, car l’exposé des motifs du texte proposé démontre une parfaite maitrise des enjeux fondamentaux. Ensuite, Christian Paul initie une nouvelle voie dans la pratique démocratique à l’heure d’Internet en proposant aux internautes, via un outil de travail collaboratif, d’amender sa proposition de loi. Plusieurs internautes spécialistes ou pas ont ainsi pu faire part de leurs remarques et propositions d’amélioration.
Le texte proposé étant placé sous licence Creative Commons, nous le (re)publions ici, car il mérite vraiment d’être lu et si vous vous en sentez capable d’être amélioré 😉
Exposé des motifs
Outil de travail, moyen d’exercer sa citoyenneté, mode d’accès aux savoirs, aux biens culturels, et à leur production : Internet est devenu incontournable dans la vie quotidienne de la plupart des Français. Son omniprésence, son « ubiquité » est la caractéristique la plus visible de l’Internet. Mais elle n’est cependant pas la plus originale. La force transformatrice du net est ailleurs.
Internet a été et est encore l’incubateur de nouvelles pratiques. En combinant un ensemble de biens privés en un bien commun devenu une infrastructure essentielle, Internet a généralisé une nouvelle manière de créer et vivre en société. Au-delà de la seule infrastructure, les nouveaux usages, souvent participatifs, interactifs, distinguent l’Internet des outils de communication traditionnels.
S’il soulève bon nombre de questions importantes, dont notamment celles de la protection de la vie privée ou encore de la rémunération des créateurs, Internet n’en reste pas moins une raison de croire encore aujourd’hui à la possibilité du progrès. L’accès au net est désormais reconnu comme l’une des conditions d’exercice des libertés essentielles d’expression, d’information et de communication.
Son caractère ouvert et de « pair à pair » a permis la réussite des projets de jeunes entrepreneurs. De nouveaux auteurs ou interprètes se sont ainsi fait connaître. L’émergence de puissantes dynamiques, pas nécessairement commerciales, comme celle qui soutient l’ascension du logiciel libre est irréversible. La plupart des principaux acteurs – commerciaux ou non – de l’Internet d’aujourd’hui n’existaient pas il y a dix ans. D’autres, les opérateurs de télécommunications en particulier ou les géants de l’informatique recherchent là de nouveaux horizons.
Avec le temps, quelques leaders se sont dégagés dans les différents métiers de l’Internet, de l’édition à la fourniture de l’accès au « réseau des réseaux ». Loin de s’opposer au foisonnement précédemment décrits, ils en sont pour beaucoup issus et cohabitent, parfois fructueusement, avec les initiatives non-commerciales ou plus modestes.
Aujourd’hui, certains de ces acteurs sont tentés, par recherche d’un profit à court terme, de porter atteinte au caractère ouvert et égalitaire de l’Internet – de porter atteinte à sa neutralité, notamment en privilégiant tel ou tel type de communication ou certains contenus.
Quelles sont les menaces ?
Elles sont déjà une réalité dans « l’Internet mobile », où plusieurs opérateurs n’hésitent pas à multiplier les discriminations envers certains contenus, où les internautes sont restreints pour l’essentiel à de la consultation de services et où le choix du terminal support des abonnements « illimités » est déjà imposé. Elles résident aussi dans la tentation de proposer des abonnements restreints à certains services, en prétendant adresser ainsi les besoins spécifique d’une population ainsi en voie de relégation. Si l’on suit cette tendance, l’égalité d’accès à internet ne sera demain plus qu’un lointain souvenir. Une utopie des origines balayée par le marché…
La menace existe aussi du fait de la congestion des réseaux, annoncée depuis les débuts, jamais réellement constatée. Si des situations particulières, notamment dans le cas d’actes malveillants, peuvent appeler des mesures spécifiques, l’encombrement du réseau d’un opérateur ne saurait constituer pour ce dernier un blanc-seing à n’importe quel filtrage ou priorisation de contenu.
L’inquiétude des industries culturelles, en pleine mutation, peut elle aussi susciter la tentation de brider les échanges afin de faire perdurer des modèles économiques devenus obsolètes. La montée irrésistible des échanges hors marché et, plus largement, du gratuit appelle cependant l’invention de nouveaux modèles tirant partie de cette nouvelle abondance et associant les internautes à de nouveaux types d’expériences plutôt que l’illusion d’un rétablissement de la rareté par la force.
Elles sont enfin dans l’illusion sécuritaire de l’application automatique de la loi par les machines…
Nous sommes résolus à tout mettre en œuvre pour lutter contre les contenus et les comportements les plus odieux. Mais nous sommes également soucieux à la fois d’efficacité et de ne pas porter atteinte au passage aux droits des citoyens. Cette lutte passera, comme dans nos villes, par l’accroissement du nombre et des moyens des forces de police, la course sans fin aux armements technologiques ne contribuant, de l’avis des experts, qu’à rendre plus difficile la traque des criminels.
La neutralité de l’Internet doit être, en quelque sorte, similaire à celle du réseau électrique. Aujourd’hui, n’importe quel français est libre de choisir son fournisseur d’électricité, ainsi que les équipements de raccordement au réseau. Dans un passé pas si éloigné, les internautes choisissaient leur modem (modulateur / démodulateur) et ne se voyaient pas imposer l’installation de la « box » du fournisseur d’accès retenu et de son bouquet de services associés. Cette liberté de choix, qui sera à coup sûr féconde en nouvelles offres de services, doit être retrouvée.
L’internaute doit également retrouver ou conserver une totale liberté d’utilisation de sa connexion au réseau. Un fournisseur d’électricité ne se préoccupe pas de la marque ou du nombre d’appareils électroménagers installés chez un particulier, si ce n’est pour lui fournir (et facturer) la puissance adaptée. La même neutralité doit prévaloir dans le transport d’un autre type de signaux électriques : ceux des paquets de données convoyant les textes, images, musiques, vidéos ou tout autre type de contenu ou de services. Si la tarification forfaitaire, indépendante du volume de données réellement échangé, est un acquis sur lequel il ne faut pas revenir, il n’empêche pas une facturation différenciée en fonction du mode d’accès ou du débit. Il ne doit par ailleurs pas être permis d’imposer l’utilisation d’un type ou d’un nombre de terminal, ou de tout autre équipement.
Comme souvent sur l’Internet, sous un fin vernis de technicité, se cachent d’importants enjeux de société. En portant atteinte à la neutralité de l’Internet, les États qui céderaient à cette tentation feraient plusieurs pas vers la transformation de ce réseau en une vaste galerie marchande, gouvernée par les intérêts des plus gros « commerçants ». Dangereuse pour la société dans son ensemble, cette option serait également dangereuse pour la diversité culturelle, les acteurs commerciaux dominants de l’Internet étant pour beaucoup nés hors d’Europe. En préservant et renforçant la neutralité du net, en choisissant de donner les mêmes droits à tous, nous avons au contraire une opportunité historique de « faire société » en ligne.
Dans le monde numérique comme dans le monde physique, nous voulons construire une société solidaire, à laquelle chacun contribue, dans le respect mutuel, et où tous préparent collectivement l’avenir en privilégiant le long terme. C’est pourquoi la loi doit prévenir, et ne pas seulement tenter de réparer quand il est trop tard.
Nous ne sommes ni pour le laisser-faire, ni pour une fausse régulation en trompe-l’œil affirmant un principe en même temps qu’un droit universel à y déroger. Les pratiques acceptables en matière de gestion des réseaux doivent être rigoureusement encadrées par le régulateur. La simple information sur les limitations ne suffit par ailleurs pas : de quels droits effectifs jouirait un internaute confronté à des offres identiquement bridées ?
Le choix d’un Internet défini comme un réseau ouvert, neutre et décentralisé doit être aujourd’hui le nôtre. Il est indispensable que le principe de neutralité soit enfin clairement défini par la loi républicaine. C’est une véritable laïcité informationnelle, une neutralité de l’espace public où chacun est libre de venir avec ses pratiques numériques pour peu qu’il respecte les autres, qu’il nous faut bâtir.
Article 1
Le principe de neutralité doit être respecté par toute action ou décision ayant un impact sur l’organisation, la mise à disposition, l’usage commercial ou privé des réseaux numériques. Ce principe s’entend comme l’interdiction de discriminations liées aux contenus, aux tarifications, aux émetteurs ou aux destinataires des échanges numériques de données.
Article 2
Les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne ne peuvent restreindre ou interdire l’accès à un service que sur décision d’une autorité judiciaire indépendante. [1]
On entend par modalités techniques sur l’utilisation d’un accès à des services de communication au public en ligne , l’ensemble des normes et spécifications qu’un équipement doit respecter pour se connecter à un accès à des services de communication en ligne. [2]
Les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne mettent gratuitement à la disposition du public, en standard ouvert, les modalités techniques d’utilisations de leur service. [3]
L’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes examine les modalités désignées à l’alinéa 3 de cet article. Elle peut ordonner à la personne dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne ayant publié ces modalités de les réviser dès lors qu’elles portent atteinte à l’interopérabilité et au libre choix du terminal de connexion. [4]
Les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne ne peuvent interdire ou appliquer des conditions tarifaires spécifiques à leurs abonnés qui connectent simultanément ou successivement différents équipements à un même accès à des services de communication au public en ligne. [5]
Les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne ne peuvent restreindre les capacités d’envoi et de réception de données de leurs abonnés que :
- Avec l’accord explicite de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, dans un délai de 90 jours suivant leur demande
- Sur décision d’une autorité judiciaire indépendante
Est puni d’une amende de 1000000 d’euros par infraction constatée le fait pour une personne dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public de ne pas satisfaire aux obligations définies au présent article.
Article 3
Les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne mettent gratuitement à la disposition du public, en un standard ouvert, les modalités techniques d’interconnexion de leur réseau de communication électronique. Les modalités techniques d’interconnexion incluent notamment les débits, priorités et tout autres élément de nature à affecter les transmissions de données réalisées via cette interconnexion. [6]
Les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne ne peuvent transmettre prioritairement un flux de données que :
- Dès lors que tous les flux de données du même type, quelque soit le protocole et autres modalités de transmission utilisées, bénéficient de la même priorité ;
- Sur décision d’une autorité judiciaire indépendante. [7]
L’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes examine les modalités désignées par cet article. Elle peut ordonner à la personne dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne ayant publié ces modalités de les réviser dès lors qu’elles portent atteinte au principe de neutralité défini à l’article 1er. [8]
Est puni d’une amende de 100000 d’euros par infraction constatée le fait pour une personne dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public de ne pas satisfaire aux obligations définies au présent article.
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[1] Prohibition des mesures de filtrage du net sur décision d’une autorité administrative. En l’état, seule une autorité judiciaire saura organiser le débat contradictoire nécessaire avant de prendre une mesure aussi grave qu’un filtrage ou une suspension d’accès
[2] Sont visées ici les spécifications des logiciels et matériels permettant de se raccorder au « tuyau » mis à disposition de son abonné par un fournisseur d’accès. Ces spécifications devraient notamment indiquer comment se raccorder au réseau de communication électronique, qui permet d’accéder au web, d’envoyer des emails, etc., mais aussi comment recevoir les chaînes de télévision et accéder aux multiples services aujourd’hui inclus dans les offres dites « triple play ». Armé de ces spécifications, l’abonné, ou un tiers, peut ensuite utiliser les matériels ou logiciels de son choix.
[3] Pour être utile au plus grand nombre, les spécifications doivent être lisibles par tous, et donc écrites en un format ouvert, et accessibles gratuitement. Elles pourraient par exemple être mis en ligne par les opérateurs, et ainsi rendues accessibles pour un coût négligeable.
[4] L’ARCEP se voit confier le rôle d’analyser finement les spécifications et de faire remédier à toute atteinte à la neutralité.
[5] De plus en plus de fournisseurs d’accès Internet, et plus particulièrement ceux proposant des offres « mobiles », imposent des offres différenciées selon l’appareil accédant au réseau. Ainsi, certaines offres mobiles prévoient une utilisation « illimitée » de la connexion depuis le téléphone portable, mais prévoient une tarification différente et le plus souvent prohibitive pour une utilisation de cette même connexion par d’autres appareils, connectés au téléphone qui joue alors le rôle de modem.
[6] Obligation pour les FAI de fournir aux abonnés une information détaillée sur le fonctionnement de leur accès à l’Internet.
[7] Cet alinéa encadre les conditions dans lesquels une priorisation du trafic peut être acceptée. Il permet de définir une exception pour une classe de protocoles. Un exemple de telle classe regrouperait tous les protocoles de voix sur IP.
[8] L’ARCEP se voit confier ici une compétence large de gardien de la neutralité du réseau. Elle veillera notamment à ce que les classes de protocoles ne soient pas définies de manière à avantager une partie, notamment pour des raisons commerciales.
[…] pour cette raison que le principe de neutralité du Net doit entrer dans la loi. En ce sens la proposition de Loi de Christian Paul est un très bon point de départ pour préserver la neutralité du […]
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